Eekhoud, Georges
»Théâtre royal de la Monnaie. Salomé«
in: L’Éventail. Théatral, Artistique et Mondain, Jg. 20, Heft 29, Sonntag, 24. März 1907, S. 1–2

relevant für die veröffentlichten Bände: I/3b Salome (Weitere Fassungen)
[1]
Théâtre royal de la Monnaie.
Salomé.

Lorsque le poète anglais Oscar Wilde, écrivant aussi bien le français que sa langue maternelle, fit représenter il y a plus de dix ans, au Théâtre de l’Œuvre à Paris, cette Salomé si profondément imprégnée de passion et de beauté, des esprits grincheux s’attardèrent à des rapprochements entre M. Maeterlinck et Wilde pour contester l’originalité du second et assimiler son œuvre à un adroit pastiche. Or si le procédé extérieur de Wilde se rapproche jusqu’à un certain point de celui de Maeterlinck, sa manière même, l’expression de son tempérament représente l’antithèse absolue de celle du poète gantois. Et rien n’est plus naturel puisque Wilde est un réaliste, voire un matérialiste lyrique, et Maeterlinck un spiritualiste, lyrique aussi, mais plutôt enclin au mysticisme, aux rêveries, aux préoccupations des choses occultes et invisibles, voire intangibles. Alors que Wilde s’applique à traduire des sensations, Maeterlinck excelle à exprimer des sentiments ou des pensées. L’un fut sensuel jusqu’au paganisme, l’autre note de préférence les caresses des âmes. L’un s’intéresse surtout au physique de ses personnages ; l’autre inclinerait plutôt vers la métaphysique en raffinant encore sur les sentiments de ses héros.

»On ne paie jamais trop cher une sensation«, a dit Wilde dans son Sébastien Melmoth, et plus loin : »Il est probable que la véritable nature des sens n’a jamais été comprise et qu’ils sont demeurés sauvages et animaux simplement parce que le monde a cherché à les réduire en soumission ou à les tuer par la douleur au lieu de viser à en faire les éléments d’une nouvelle spiritualité dont un subtil instinct de beauté sera la caractéristique dominante.«

S’il nous fallait rapprocher Oscar Wilde d’un autre grand poète contemporain ce serait de son compatriote Charles Algernon Swinburne, le plus païen, le plus voluptueux de tous, Swinburne, le chantre de Laus Veneris, poème plus échevelé, plus affolant, plus »aphrodisé« que la bacchanale du Venusberg dans Tannhäuser. La Salomé de Wilde est une créature, une adepte de cette Vénus-là. Elle avait pourtant commencé par être très pure, très chaste, par incarner la candeur même. Comme le disait M. Karl Boehm, professeur à l’Université de Heidelberg, dans un ingénieux parallèle entre la Salomé de Wilde et Strauss, et la Kundry de Wagner, le milieu a perverti la petite princesse : »Elle ne respire pas librement dans la lourde atmosphère qui l’entoure. Les pierres fines, les riches étoffes, les mets recherchés, toutes ces choses rares ne font pas son bonheur. Elle leur préfère la brise vespérale qui souffle autour de la montagne sur laquelle s’élève la citadelle du tétrarque, elle aime la lune parce qu’elle est chaste et pure comme une fleur d’argent, parce qu’elle a la beauté d’une vierge. Elle voudrait échapper à son entourage ; sans s’en douter elle-même elle aspire à quelque chose de plus pur. C’est dans cet état d’esprit qu’elle entend et voit le prophète Iokanaan. Enfin un homme autre que tous les hommes qu’elle connaît, ces hommes dont les regards avides poursuivent sa jeune beauté !«

Mais cette rencontre qui devrait l’arracher pour de bon à toutes suggestions impures détermine au contraire en elle une crise d’inconsciente mais effroyable perversité. Et M. Boehm explique parfaitement ce phénomène : »Dans l’entourage de Salomé l’inclination d’une femme pour un homme n’est connue que sous une seule forme : le désir brutal«. Par cette influence, la princesse commence par se croire amoureuse du corps de Iokanaan ; elle reconnaît que ce corps décharné par la souffrance et les privations ne saurait répondre à ses postulations ; alors elle croit aimer les cheveux broussailleux du prophète mais ces cheveux aussi couverts de boue et de poussière ne tardent pas à lui paraître répugnants ; enfin elle se rabat sur les lèvres, sur cette bouche d’où s’exhale la mystérieuse musique des paroles. Cette bouche, elle voudrait y coller la sienne, et n’ayant pu obtenir du prophète la caresse qu’elle implorait, désormais elle ne rêvera plus qu’au moyen de se la procurer coûte que coûte.

Ce baiser inouï est annoncé et désiré dès le début de l’œuvre dans l’admirable scène entre Iokanaan et sa future immolatrice. Salomé aura été en quelque sorte hypnotisée par ces lèvres rouges, les siennes sont vertigineusement conjurées par cette double fleur de chair au rouge plus intense que »les cris rouges des trompettes annonçant l’arrivée des rois«.

Richard Strauss s’est montré le digne interprète musical de cette frénésie. Le public bruxellois connaît de longue date ce compositeur si puissant et si original, le disciple et le digne successeur de Richard Wagner, mais nous n’avions entendu de lui que des poèmes symphoniques, entre autres Ainsi parla Zarathenstra [sic] et les pittoresques et étincelantes Equipées de Tyl Eulenspiegel dont lui-même vint diriger plus d’une fois l’exécution aux Concerts Populaires. Ces poèmes révélaient un harmoniste hardi et personnel, écrivant pour l’orchestre en virtuose consommé, et, se complaisant en des recherches et des combinaisons de sonorités inédites, tour à tour opulentes et grasses, âpres et cruelles, tantôt pleines de volupté et de langueur, tantôt exaspérées et presque brutales. L’inventeur de thèmes ne se montrait pas moins ingénieux.

Le poème d’Oscar Wilde lui a permis de prodiguer les trésors et les luxuriances de son imagination et de donner largement carrière à sa verve inventive. Ses trouvailles d’harmonies neuves et osées ou de rythmes inattendus rivalisent avec les images précieuses et non moins imprévues du poète. Il s’est supérieurement assimilé le poème et il en a aussi bien saisi le caractère complexe et le mode ambigu que M. Debussy comprit et rendit les joliesses et les mièvreries, les subtilités, les jeux à la fois puérils et captieux du Pelléas et Mélisande de Maeterlinck. La partition de Salomé représente certes avec celle du compositeur français, ce que la musique contemporaine aura produit de plus génial et de plus caractéristique. De même que Debussy, l’abstracteur des fluides, le devin des frissons d’âmes, était tout indiqué pour »doubler« Maeterlinck, Strauss essentiellement plastique, harmoniste corsé et matériel, interprète des instincts fougueux, des appétits, des passions débridées, convenait on ne peut mieux pour traduire la corruption candide, les postulations inéluctables, le geste fatal de la vierge transformée en ménade et de la bête apparaissant tout à coup dans l’ange.

Conçue et traitée dans une tendance tout opposée à celle de Pelléas, la partition de Salomé présente ceci de commun avec l’autre qu’elle se déroule sans interruption, sans arrêt, sans l’intervention d’airs détachés ni de ces mélodies bien tranchées. C’est de véritable drame lyrique où poème et musique se combinent intimement. Salomé n’a même point de prélude. Le poète et le musicien partent en même temps. L’action s’engage dès le lever du rideau.

Nous apercevons une grande terrasse dans le palais d’Hérode, donnant sur la salle du festin. A gauche, il y a un énorme escalier. A droite, au fond, une ancienne citerne, entourée d’un mur de bronze vert. Les soldats de garde sur la terrasse se font part de leurs impressions, tandis que les convives élèvent la voix et font du tapage. Les soldats comparent la pâleur de la lune à celle de la princesse Salomé et les ténèbres des nuées à celles de la physionomie d’Hérode dont l’âme scélérate est bourrelée de remords et d’angoisses comme sa chair de désirs exaspérés. Cependant la voix de Iokanaan se fait entendre des profondeurs de la citerne. Tandis que le prophète éclate en imprécations, la princesse se lève et quitte la table pour venir respirer au dehors et se dérober aux regards du tétrarque qui n’ont cessé de la couver avec une insistance cruelle. Aux clameurs du prophète, elle s’informe de lui auprès des soldats. Partagée entre de la crainte et de la curiosité, elle voudrait bien le voir et à force de câlineries elle obtient de Narraboth, le jeune officier syrien, chef de la garde, qu’il enfreigne les ordres sévères du roi etqu’il [sic] fasse sortir un instant le prophète de sa prison. Toute cette entrée en matière est prestement traitée. L’apparition de Iokanaan est précédée d’un suggestif commentaire d’orchestre. Le prophète continue à fulminer contre Hérode et Hérodias dont il publie les crimes, les adultères et les stupres ; il prédit le châtiment de l’iniquité et le règne du Messie. Quoiqu’il outrage et invective Herodias [sic], sa mère, Salomé, nous avons dit plus haut pourquoi, se sent mystérieusement attirée par l’énergumène. En vain Narraboth, qui l’aime d’une affection jalouse et idolâtre, adjure-t-il la vierge de se retirer, elle ne se lasse point de contempler ce personnage farouche et sordide, si différent de tous les hommes qu’il lui a été donné de voir jusqu’à présent. Elle demeure comme fascinée. De cet ascète loqueteux, aux paroles terribles, aux yeux profonds comme des cavernes, émane un charme irritant et fauve. A la fin Iokanaan s’aperçoit de la présence de la jeune fille. Quand elle s’est nommée, la rage du prisonnier se tourne contre elle mais non sans qu’il lui fasse entrevoir toutefois un perspective de rédemption. Salomé comprend à peine le sens de ses paroles, mais elle éprouve une délice pervers à s’entendre agonir d’outrages et elle excite même le frénétique à redoubler de virulence. Cette voix l’enivre. Sourde aux supplications du jeune Narraboth, sous l’empire de ce trouble dont nous parlions en commençant, elle se déclare au prophète en des termes incendiaires et aux sons d’une musique non moins brûlante qui font de cet épisode un des points culminants de la pièce et de la partition ; le poète prodiguant les métaphores merveilleuses et le compositeur illuminant et avivant encore ces images aux métaux et aux escarboucles de son écrin musical. Ce sont comme autant de fleurs éblouissantes mais chastes, de lys très blancs dont une température d’orage et de maléfice corserait le parfum. Comme Salomé exhale son désir vers l’envoyé de Dieu, Narraboth, éperdu de jalousie, se perce de son épée et tombe entre la vierge subitement pervertie et Iokanaan. Mais celui-ci repousse l’affolée et redescend dans sa citerne.

Après un intermède symphonique, le roi, accompagné de la reine et de leurs hôtes, vient relancer la jeune fille au dehors pour l’inviter à reprendre sa place à la table du festin. Il ne sait comment la séduire, il lui offre du vin rare, des fruits délicieux, mais elle refuse et se dérobe à toutes ses sollicitations, encouragée et soutenue par sa mère, et, d’ailleurs, exclusivement préoccupée de l’homme effrayant et charmeur, ou plutôt de ses lèvres et de leur rougeur. Et de nouveau retentit la voix d’Iokanaan. Les juifs, qu’il flétrit et qu’il signale au courroux céleste, demandent au tétrarque de le leur livrer et Hérodiade appuie leur requête, mais Hérode, averti du caractère sacré de son prisonnier, résiste aux instances de son épouse et aux criailleries des juifs. La musique traduit avec un accent aussi juste que piquant les instincts féroces de ces fanatiques, et par contraste elle nous exprime aussi la douceur déjà évangélique des Nazaréens, partisans du Christ et de son Précurseur. La voix de Iokanaan mêle à cet ensemble des anathèmes et des prédictions de plus en plus frénétiques. Pour couper court aux importunités de la foule et pour faire diversion aux vagues terreurs et aux pressentiments qui ne cessent de l’obséder, Hérode, de plus en plus aiguillonné aussi par l’ardeur incestueuse qu’il éprouve pour Salomé, demande à celle-ci qu’elle veuille bien danser pour lui. Si elle y consent, il tient à sa disposition tout ce qu’il possède, tout ce dont il dispose. A elle de choisir. Il s’engage même par les serments les plus solennels à satisfaire sa fantaisie, quelle qu’elle soit. Hérodiade intervient à nouveau pour contrarier son époux. Mais cette fois Salomé a son idée, son horrible et monstrueuse idée. Soit ; elle prend Hérode au mot ; elle dansera aux conditions proposées par lui-même.

Alors les musiciens commencent à jouer une danse effrénée dont un geste de Salomé réduit le rythme impétueux à une allure doucement berçante et la jeune fille exécute la »danse des sept voiles«[,] un des épisodes les plus réussis de cette partition dont il nous faut renoncer à détailler les beautés tant toutes se fondent en un artistique et savant ensemble qui ajoute un chef-d’œuvre de plus à tant de magnifiques illustrations de la légende.

Cette fois la magistrale danseuse se prodigue et se surpasse ; sur le point de faiblir, elle recommence avec une fougue nouvelle.

Enfin, elle s’arrête et demeure un moment comme en extase au bord de la citerne dans laquelle Iokanaan est emprisonné ; puis elle se précipite en avant aux pieds d’Hérode, fou d’enthousiasme.

Et le roi s’informant de ce qu’elle exige pour prix de cette danse sublime, elle demande tout uniment qu’il lui fasse remettre dans un bassin d’argent la tête de Iokanaan.

Et cette fois Hérodiade de se réjouir et d’approuver sa fille.

Mais l’embarras d’Hérode est extrême. Une voix secrète lui révèle de plus en plus impérieusement le caractère sacré de celui dont cette cruelle enfant lui demande la tête. Attenter au prophète, serait attenter [2] à Dieu. Aussi supplie-t-il Salomé de choisir autre chose ; il lui offre ce qu’il a de plus précieux et de plus rare : de féeriques tissus, des pierreries, des talismans, des oiseaux merveilleux, le manteau du grand prêtre, le voile du temple, tout enfin, tout ce que contient son royaume et ce royaume par-dessus le marché.

Mais Salomé s’opiniâtre dans son choix : il lui faut la tête de Iokanaan.

Hérode, esclave de la parole jurée, se résigne et donne l’ordre fatal.

Toutefois, le bourreau hésite. Penchée sur la citerne, Salomé le presse ; la vierge n’est plus qu’une louve altérée de sang. Si le bourreau renâcle à sa besogne, aux soldats de les suppléer. Enfin un grand bras noir, le bras du bourreau, émerge de la citerne portant sur un bouclier d’argent la tête du martyr.

Hérode se cache le visage dans son manteau, Hérodias sourit et s’évente, les Nazaréens s’agenouillent et commencent à prier.

Mais Salomé a saisi avidement la tête :

[»]– Ah ! tu n’as pas voulu me laisser baiser ta bouche, Iokanaan. Eh bien, je la baiserai maintenant, je la mordrai avec mes dents comme on mord un fruit mûr.«

Des signes de la réprobation divine apparaissent dans le ciel. La panique gagne les spectateurs du sacrilège. Hérode ordonne que l’on éteigne les flambeaux.

Salomé a baisé longuement la bouche du prophète et ce baiser avait à la fois la saveur du sang et de l’amour.

Alors, le roi commande à ses soldats de tuer la princesse. Ils l’écrasent sous leurs boucliers.

Telle est cette œuvre dont, nous le répétons, les beautés musicales rehaussent la splendeur poétique, et à laquelle une interprétation digne d’elle, et aussi de la réputation de notre Opéra, assurera un éclatant succès. L’effet à la répétition générale a été formidable.

verantwortlich für die Edition dieses Dokuments: Claudia Heine

Zitierempfehlung

Richard Strauss Werke. Kritische Ausgabe – Online-Plattform, richard‑strauss‑ausgabe.de/b45295 (Version 2021‑09‑29).

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